Un bonheur simple
Depuis ma plus tendre enfance, mes moments de joie, éphémères et mystérieux, me reviennent sous la forme d’insaisissables nuages gris. Ils se résument à des instants ou des situations plutôt simples. Certains moments joyeux, gravés à mon insu dans l’un de mes tiroirs les plus secrets, recherchent la liberté en zigzaguant vers la surface de temps à autre, à l’instar de bulles enfin libérées, et me rappellent avec autorité qu’ils souhaitent encore respirer. L’ignorance, ou peut-être l’inattention chronique de mon esprit anémié et musard, provoque de singulières dissipations. Des éclairs blancs improvisés s’élèvent de ma mémoire la plus profonde et revendiquent une soudaine appétence bien légitime : vivre. Ils recherchent un deuxième souffle dans l’espace clos de mes obscurités lointaines. Ce sont les vestiges du temps, les battements de cœur étouffés, mais préservés, que j’ai soigneusement rangés et mis de côté. Peut-être ont-ils tort, peut-être ont-ils raison, mais ils semblent convaincus de leur importance et de leur utilité. Dans ces urgences de vies, les images vieillottes et poussiéreuses se parent d’une nouvelle jeunesse, d’un costard tout neuf, voire d’une mise à niveau pour donner l’illusion en pâture. Et moi, je laisse ces antiquités sortir et s’exprimer, sans qu’aucune volonté de les museler ne vienne m’effleurer.
Parfois, plongé dans un moment d’inattention, un bonheur particulier revenu d’entre les souvenirs me demande un décor. Mieux encore, cette soudaine félicité s’improvise décor. Je pourrais croquer le sujet au crayon et l’enjoliver à l’aquarelle. Avec un peu de dextérité et beaucoup de chance, la grâce s’inviterait dans l’œuvre. Ensuite, pour en souligner les contours et lui donner enfin cette vie qu’il réclame avec insistance, passer les formes esquissées et les traits de crayon à la plume « Sergent-Major ». Une encre noire et amicale figerait les silhouettes et les perspectives, cloisonnerait les couleurs, mais, dans cette exubérance de lignes et de courbes, naîtrait une imperfection invisible, pire, un défaut majeur. Le décor serait empreint de l’immobilité caractéristique des objets purement décoratifs et des âmes endormies.
Les mots possèdent le talent d’ôter ce handicap aux paysages et de leur redonner toute leur importance et le dynamisme qui leur manque sur le papier. J’aime beaucoup le dessin, mais, une fois terminé, il ne subsiste qu’une image figée, impossible à modifier.
Les phrases, quant à elles, donnent de la vie ou plutôt un sens à la vie, et les mots la précisent au-delà du visuel, libérant quelques bonheurs simples. Un bonheur qui ressemble à celui-ci :
Un après-midi doux étire ses heures afin de prolonger ces langueurs où rien ne se passe, où rien n’intervient ni ne dérange le silence. Un après-midi chaud qui laisse au temps le loisir de s’écouler à sa guise. Mon chalet, cette maison immobile plantée dans le Jura suisse, au Mont Tendre, à une centaine de mètres du sommet, offre un panorama unique sur le lac Léman et les Alpes en arrière-plan.
Perchée au cœur d’une vallée ondulante, elle se tient fièrement, entourée d’une herbe verte et courte, contrastant avec les mystérieuses forêts sombres qui l’entourent. Sur la droite, comme une barrière naturelle, une colline se dilue dans l’air chaud et s’efforce d’effilocher d’audacieux nuages. Revêtue de bois et de pierre, coiffée d’une armada de tuiles aux tons sombres, comme si elles avaient été disposées au hasard, elle règne sur un espace à peine domestiqué qui souhaite retourner à son état originel. La prairie partage son terrain avec des lignes de rochers tout juste sortis de terre, comme de gigantesques dents.
Parmi ses nombreuses pièces et recoins, la maison renferme une chambre bleu pâle, tapissée de lambris, qui semble figée dans l’apathie de cette journée où l’activité se résume à une sieste réparatrice et paresseuse. Un passage où tout s’arrête comme si la vie avait soudainement cessé de collaborer avec le monde. Cette chambre, qui s’endort dans l’absence de mouvement et l’atmosphère ondoyante, abrite une table ronde en bois foncé et des chaises silencieuses. Quelques livres anciens, tout drapés de cuir brun usé et de rubans marque-page rouges ou bleus à deux pointes, traînent leurs histoires fanées et fascinantes sur le sol. Un parquet habillé de planches blondes et inégales aux nuances diaprées donne une lumière tendre et des ombres douces.
À l’arrière de la table se dresse une porte-fenêtre entrouverte sur un jardin qui se découvre progressivement, par intermittence. Sur la terrasse qui le surplombe, des pots en terre cuite mal alignés abritent diverses plantes qui confèrent à l’esplanade une allure d’abandon raffiné. En face de cette ouverture, terré contre le mur, dans la pénombre, les pieds et les barreaux alanguis, un lit en vrac qui accueillit un champ de bataille pacifique, repose en paix. Un corps nu et pâle émerge d’un amas de draps crème. De longs cheveux roux vif en désordre cascadent sur un visage endormi en tourbillonnant jusqu’au sol, comme un feu de cheminée, lumineux dans le soleil fébrile. Quelques mèches rouges se soulèvent dans l’air, soudain en apesanteur, et retombent au rythme de la respiration lente et apaisée d’une femme comblée. Lou, mon amour, mon renard rouge, ma flamme, la femme que je tente d’aimer du mieux que je peux, sans savoir comment faire, repose. Son bras alangui s’extirpe d’une tempête de tissu et laisse flotter sa main menue, comme privée de vie, dont les fins doigts clairs aux longs ongles laqués en rouge carmin tentent d’effleurer le sol en y déposant une ombre opalescente, porteuse de tant d’espoir. Son bras blanc est parsemé d’une infinité de taches de rousseur, son corps en est couvert comme d’innocentes constellations sans nom et j’adore le contempler. Il semble sans énergie. Des gouttes de sueur imperceptibles glissent et roulent entre les taches rousses, révélant le bonheur de l’amour. Les traces visibles de sa volupté ne voyagent pas longtemps, elles s’évaporent dans l’air chaud avec élégance, sans rien dire, bien avant de chuter dans le vide.
Sur la porte-fenêtre, un rideau blanc et opaque, brodé de fleurs aux courbes luxurieuses, pendouille et se laisse emporter à l’extérieur par un vent léger qui, sitôt dehors, le relâche sans un bruit. Il retourne seul à l’intérieur de la chambre, triste dans son mouvement de repli, mais à nouveau libre. Une fois le rideau immobilisé, le vent revient pour une autre tentative, l’emporter une nouvelle fois hors de la pièce, mais il manque de force ; le rideau revient encore et toujours dans la chambre. Je soupçonne qu’un fantôme taquin, désireux de changer sa garde-robe, tente de voler le voilage.
Assis contre le mur, les genoux sur la poitrine et les bras autour de mes jambes, je contemple ce lent va-et-vient qui me berce, m’hypnotise et m’invite à une somnolence coupable contre laquelle je lutte sans grand succès. La tentative de larcin d’Éole, désespérée, mais pas inutile, me séduit. Naïvement, la déité des vents adopte la simplicité pour se jouer des objets légers. Sa prouesse prend alors un sens plus noble et plus mystérieux. Éole use de son talent pour s’emparer de nos propriétés futiles sans rien demander. Il nous les rend par devoir vidées de leur essence. Hélas, nous ne sommes pas toujours conscients des actes répréhensibles qu’il commet à notre insu.
Dans ma semi-conscience, je suis entraîné dans un mouvement de va-et-vient, comme dans une brume enchantée. Le tissu diaphane se déplace sans but apparent, mais soudain, de cette insignifiance émerge un bonheur pur et merveilleux qui m’envahit, éclate mon cœur et m’oblige à l’humilité. Des larmes naissent et se laissent couler sur mes joues, sans contrainte ni vergogne. Elles s’unissent à leur manière à ce bonheur intime et silencieux. Le temps n’est plus rythmé que par les mouvements du voilage qui, telle une horloge docile et bien réglée, égrène avec patience de lumineuses minutes.
© Francis Ray – Mars 2025