L’intruse
J’étais loin de m’attendre à la voir, encore moins à la rencontrer, et pourtant, elle se tenait là, debout dans mon espace de travail. Depuis combien de temps attendait-elle ? Je l’ignorais. Comment avais-je pu me comporter tel un aveugle cette nuit-là ? Cette découverte me surprit davantage que sa présence même. Si je l’avais aperçue une nuit de pleine lune, j’aurais certainement fini par la repérer et l’éloigner.
Cette nuit aux relents de noirceur démoniaque, dans cette obscurité, que je ne souhaitais pas, mais qui par la force des choses s’était imposée, sa présence, que je ne m’attendais pas à découvrir, frisait l’indécence et me laissait perplexe. Comment avait-elle pu profiter de mon inattention, de cette nuit peinte du plus profond des noirs pour entrer chez moi ? Une nuit « Pierre Soulages » comme il n’en existe que très rarement par chez nous. Elle s’est imposée sans même se présenter et occupe maintenant une place qui ne lui revient pas. Pourtant, année après année, elle a tenté d’entrer des milliards de fois. Je dois aujourd’hui me rendre à l’évidence : je la connais et ses efforts méritent cette dignité.
« Eh bien, c’est enfin arrivé ! Maintenant, tu es là ! » m’écriai-je alors avec une pointe d’agacement dans la voix. Pas de réponse, je n’en attendais d’ailleurs pas. Seul dans l’obscurité, j’ai repris mon travail avec, je me permets de l’affirmer sans honte, une angoisse légitime teintée d’un plaisir non dissimulé. Sachez que, comme je l’ai mentionné, l’indécence me plaît énormément ! Ce n’est pas juste l’audace, c’est aussi tout ce qui fait trembler les âmes prudes, irrite les esprits rigides, et met à mal les trouble-fêtes et autres moralisateurs. Mais je m’éloigne du sujet. Sa présence, disais-je, frisait l’indécence et éveillait en moi une appréhension soudaine et curieuse que je n’avais reconnue qu’à travers mes mains moites qui déposaient des traces humides sur le cuir de mon écritoire. Cette transpiration m’inquiéta et me révéla une facette de ma personnalité que je ne connaissais pas encore. J’étais englué entre un sentiment d’interdit et une fascination émergente.
J’ai soudainement pris conscience que j’avais omis d’allumer. La lampe, qui habituellement éclaire mon bureau, permet à la pièce de s’extraire quelque peu de la nuit. Ce soir, elle demeurait sans vie. Qu’importe, nul besoin d’y voir clair pour réfléchir et intuitionner la présence de l’intruse.
D’ordinaire, ma lampe m’autorise une existence paisible lors de l’exercice difficile et dangereux de l’écriture. Glisser sa plume « Sergent-Major » sur du papier vélin peut s’avérer anodin et facile aux esprits modestes et aux amateurs, cependant j’affirme le contraire. Oui, malgré notre ère dominée par la technologie et l’hyper connectivité avec le vide et l’inutile, j’écris encore à l’ancienne. Ne haussez ni les épaules ni les sourcils, je suis un vieil écrivain et je ne comprends rien à l’informatique. Il faudra quand même qu’on m’explique un jour pourquoi sur ce… comment ça s’appelle déjà ?… Ah, oui ! Ce clapier, heu… clavier, les lettres s’alignent dans un désordre indescriptible, dans un savant mélange sans doute inutile. Comment voulez-vous que je puisse écrire correctement mes idées si je dois chercher les lettres une à une du bout du doigt dans ce fouillis pour former mes mots ?
Une tâche bien trop pénible qui prend du temps. J’écris donc à la plume, avec de l’encre de Chine noire comme cette nuit et, je l’avoue sans gêne, également avec du cognac ! Les pensées, encouragés par l’alcool, descendent bien plus facilement. J’aime le frottement de la plume sur le papier, comme si les mots grattaient à la porte de mon inspiration, avec une discrétion envoûtante et un désir d’entrer, mais en veillant à causer le moins de dérangement possible. Les mots ne viennent pas d’eux-mêmes ; il faut les inviter. Une fois qu’ils se révèlent au bout de ma plume, ils grattent délicatement pour me signifier leur présence. Alors, je les convie à entrer, à pendre leurs vêtements et chapeaux sur le valet du vestibule et à s’installer discrètement sur le papier, à trouver leur place et à se sentir chez eux. Ce n’est pas le cas avec un clavier aux sons désagréables et mécaniques ! Plus de mots à l’éducation si délicate ! Plus de grattement à la porte ! Plus de poésie !
La lumière était éteinte, ai-je déclaré. Veuillez excuser les divagations d’un vieil homme qui se perd dans ses principes. Je m’égare dans mon grand âge et dans mes idées, voyez-vous, alors je tergiverse, je digresse, je procrastine et je me disperse avec volupté. Après tout, c’est plutôt agréable une petite promenade dans un texte, non ?
Où en étais-je ? Ah oui ! Dans cette obscurité si dense, aucun rayon de vie n’est venu pourfendre l’épaisseur de la nuit. De ce fait, j’ai dû somnoler ou rêvasser, ou… m’enfuir de moi. Alors, elle en a profité pour s’introduire et envahir mon espace et la nuit l’a laissée jouer avec mes affaires et l’a même encouragée dans sa démarche. De jour, éveillé, je l’aurais vu, mais de nuit c’est autre chose. De jour, je ne l’aurais pas autorisée à entrer et encore moins à rester. La nuit, noire et indigne, lui a ouvert la porte, profitant de ma confiance, de ma gentillesse et de mon absence. La nuit perfide a profité de ma vulnérabilité. Oh, pas de ma faiblesse physique, non, mais plutôt de ma faiblesse d’homme, ma faiblesse d’homme accueillant et charmant. La présence de cette intruse s’éparpille partout, reflétant le manque d’éducation propre aux classes laborieuses ou aux gens simples à l’esprit limité. Elle s’infiltre dans les moindres recoins, les plus petits espaces, les plus minces fissures. Même la nuit, censée symboliser une certaine pureté, a du mal à résister, se sentant coupable de l’avoir laissée entrer.
Je ne détiens aucun pouvoir pour changer ce que la nuit a eu l’outrecuidance de tolérer.
Mais le pire, et c’est d’autant plus grave, c’est qu’elle n’est pas venue seule. Elle n’aurait pas osé m’affronter sans soutien ; alors, quelques chagrins, anciens et racornis, mais encore actifs, l’ont accompagnée. Ce sont ses fidèles amis, des alliés ou des lieutenants, en quelque sorte. Je crois que leur présence, inattendue, même si elle ne me surprend pas, m’a le plus affecté, parce que, jusqu’à présent, j’étais parvenu à les tenir à distance. Oh, ils ne sont jamais loin. Des créatures voraces, se faisant passer pour des vautours dépenaillés, tournent autour de moi, guettant l’opportunité de s’introduire dans ma maison. Heureusement, grâce à mon expérience, j’ai réussi à les repousser, jusqu’à ce soir. Jadis, je n’avais pas la force de les congédier ni de les combattre, alors ils me dominaient, me dévoraient l’âme, me faisaient ressentir des désirs morbides quand l’envie leur prenait. Puis, le matin venu, ils me laissaient vide et sans force. Avec le passage des années, j’ai appris à les défier, à les provoquer en duels homériques et sanglants, jusqu’à ce que, finalement, je parvienne à les tenir à distance de mon cœur. Ont-ils profité de sa présence à elle pour s’introduire chez moi sans qu’elle s’en aperçoive ? Je l’ignore et en doute. Je crois qu’elle possède le talent inné de me trahir, elle l’a déjà fait tant de fois. Elle les a invités, c’est évident.
Depuis que j’ai remarqué sa présence dans l’obscurité de mon bureau, je n’ai pas eu le courage de l’affronter en allumant. Ma lampe, qui jadis était capable de repousser les ombres et de rivaliser avec un soleil mesquin, souffre maintenant d’une maladie de lux. Elle éclaire de moins en moins, tout comme moi. J’ai souffert d’un moment d’égarement, d’un instant de distraction qui, je le savais depuis toujours, me serait fatal. La nuit a tout recouvert ; en décembre, elle arrive au grand galop dès que le jour montre un instant de faiblesse, je l’avais hélas oublié. Elle a laissé la porte grande ouverte. Alors, grâce à cette opportunité de son amie la nuit, sans retenue, comme seule l’ose une étrangère sans vergogne, elle est entrée.
Permettez-moi de vous présenter l’Absence, qui m’accompagne depuis si longtemps. L’Absence – avec ce A majuscule que je lui offre comme on accorde un privilège, voire une décoration, à une vieille amie – qui me poursuit depuis mon plus tendre âge d’adulte. Je ne suis bâti que d’absence et de vides. C’est pourquoi j’écris, pour combler tous ces creux, pour mettre du plein, de la consistance, de la substance et de la vie. L’absence d’amour de la part de ma mère, souvent prompte à me frapper, l’absence d’intérêt pour moi de mon père, perdu dans une indifférence léthargique et une mythomanie démesurée. L’absence de grands-parents aimants, tous de beaux cadavres bien avant que je sois enfant. L’absence de frères et sœurs complices et identiques, restés à l’état de projets avortés. L’absence d’amis fidèles, l’absence d’amour fou, mais surtout d’amours immortels, l’absence de joie et de vitalité. Soudainement, une absence majeure s’est imposée, éclipsant toutes les autres et les reléguant au rang d’absences insignifiantes, de seconde zone. Il s’agissait de l’Absence de mon grand amour, que j’avais jusque-là réussi à éloigner de moi, comme mes chagrins les plus profonds, pour assurer ma survie.
Un jour, je tombai amoureux au point d’en oublier de respirer. J’ai aimé comme on meurt, d’un seul coup, à cœur perdu, avec ce lâcher-prise digne des plus beaux et des plus sages moribonds.
Elle s’appelait Isabelle. Elle était si belle, si captivante, si sensuelle, si fine, et ses longs cheveux blonds flottaient autour d’elle. Elle est entrée dans ma vie par hasard, puis en est ressortie par nécessité, mais, pendant cette courte période, elle a profondément marqué et dévasté mon âme. Pendant cinq longues années, un bonheur insolent, audacieux et précaire a illuminé nos vies. Pendant ces cinq années interdites, j’ai vécu dans son corps. Elle me réclamait le jour et la nuit et moi je venais et j’honorais la moindre parcelle de sa peau. Nous avons exprimé notre amour dans ce qu’il y a de plus beau ; comment aurions-nous pu continuer dans cette voie sans nous gâcher, sans nous abîmer, sans nous détruire, avec l’élégance et le désespoir des causes perdues ? Sans que le doute et la monotonie ne ternissent et n’usent les émotions, morceau après morceau, pour nous les redonner froissées et sales, corrompues ? Après une telle escalade, aurions-nous pu rester en haut sans jamais redescendre ? Aucun autre choix ne se présenta.
J’aimerais rectifier une erreur : il n’y a pas sept ciels, il sont bien plus nombreux, les compter demanderait une vie entière, soyez-en assurés ! Alors, un jour, elle est partie de son côté, et moi, je l’ai regardée s’éloigner avec tant de larmes dans les yeux qu’elle disparut dans le flou de mon chagrin et dans l’épaisseur du décor pour ne jamais revenir. J’étais d’accord…
Depuis, son absence m’accompagne, à bonne distance, se glissant insidieusement dans mon existence morose, tentant vainement de me montrer ce qui m’a été enlevé. Je suis devenu familier avec l’ombre des remords, les fixant sur le papier grâce à l’écriture. Et, quand celle-ci chante sur les feuilles, je me sens un peu moins malheureux.
Ce soir, j’ai connu un instant de faiblesse. C’est normal : je suis vieux désormais, moins vigilant, et surtout, je commence à m’en foutre. Je crois que ces moments stressants et potentiellement dangereux vont se produire de plus en plus fréquemment et finiront par m’écraser.
L’Absence, que j’avais réussi à éloigner de mes pensées pendant des années, a profité de ce moment d’égarement pour me faire comprendre qu’il est crucial que je ne l’oublie jamais. Comment puis-je l’ignorer ?
Comme je l’ai déjà dit, je ne suis construit qu’avec des absences et surtout cette absence-là. J’aurais voulu accéder à l’oubli, mais seule la mort peut réaliser mon souhait.
Qu’elle vienne, avec l’Absence, et qu’elles me prennent en catimini, silencieusement, dans la pénombre glauque de ce soir d’hiver.
Qu’elles surgissent entre mes lignes et s’emparent de ma plume et qu’elles la plantent une dernière fois, avec un mouvement de colère et d’un geste définitif, dans ce putain de papier vélin, ce papier maudit !
Qu’elles réussissent cet exploit ; elles auront gagné et, moi, j’aurai enfin atteint ce merveilleux moment où l’Absence, elle aussi enfin vaincue, ne parviendra plus à transporter tous mes chagrins. Elle sera clouée au sol par leur poids, elle moisira dans sa mort à elle.
À ce moment-là, mes mots auront perdu leur voix, je serai libre…
© Francis Ray – Décembre 2024