Parution
Mon deuxième roman, "Tinos, mon amour", est paru.
© Francis Ray – Août 2025
Parution
Mon deuxième roman, "Tinos, mon amour", est paru.
Un bonheur simple
Depuis ma plus tendre enfance, mes moments de joie, éphémères et mystérieux, me reviennent sous la forme d’insaisissables nuages gris. Ils se résument à des instants ou des situations plutôt simples. Certains moments joyeux, gravés à mon insu dans l’un de mes tiroirs les plus secrets, recherchent la liberté en zigzaguant vers la surface de temps à autre, à l’instar de bulles enfin libérées, et me rappellent avec autorité qu’ils souhaitent encore respirer. L’ignorance, ou peut-être l’inattention chronique de mon esprit anémié et musard, provoque de singulières dissipations. Des éclairs blancs improvisés s’élèvent de ma mémoire la plus profonde et revendiquent une soudaine appétence bien légitime : vivre. Ils recherchent un deuxième souffle dans l’espace clos de mes obscurités lointaines. Ce sont les vestiges du temps, les battements de cœur étouffés, mais préservés, que j’ai soigneusement rangés et mis de côté. Peut-être ont-ils tort, peut-être ont-ils raison, mais ils semblent convaincus de leur importance et de leur utilité. Dans ces urgences de vies, les images vieillottes et poussiéreuses se parent d’une nouvelle jeunesse, d’un costard tout neuf, voire d’une mise à niveau pour donner l’illusion en pâture. Et moi, je laisse ces antiquités sortir et s’exprimer, sans qu’aucune volonté de les museler ne vienne m’effleurer.
Parfois, plongé dans un moment d’inattention, un bonheur particulier revenu d’entre les souvenirs me demande un décor. Mieux encore, cette soudaine félicité s’improvise décor. Je pourrais croquer le sujet au crayon et l’enjoliver à l’aquarelle. Avec un peu de dextérité et beaucoup de chance, la grâce s’inviterait dans l’œuvre. Ensuite, pour en souligner les contours et lui donner enfin cette vie qu’il réclame avec insistance, passer les formes esquissées et les traits de crayon à la plume « Sergent-Major ». Une encre noire et amicale figerait les silhouettes et les perspectives, cloisonnerait les couleurs, mais, dans cette exubérance de lignes et de courbes, naîtrait une imperfection invisible, pire, un défaut majeur. Le décor serait empreint de l’immobilité caractéristique des objets purement décoratifs et des âmes endormies.
Les mots possèdent le talent d’ôter ce handicap aux paysages et de leur redonner toute leur importance et le dynamisme qui leur manque sur le papier. J’aime beaucoup le dessin, mais, une fois terminé, il ne subsiste qu’une image figée, impossible à modifier.
Les phrases, quant à elles, donnent de la vie ou plutôt un sens à la vie, et les mots la précisent au-delà du visuel, libérant quelques bonheurs simples. Un bonheur qui ressemble à celui-ci :
Un après-midi doux étire ses heures afin de prolonger ces langueurs où rien ne se passe, où rien n’intervient ni ne dérange le silence. Un après-midi chaud qui laisse au temps le loisir de s’écouler à sa guise. Mon chalet, cette maison immobile plantée dans le Jura suisse, au Mont Tendre, à une centaine de mètres du sommet, offre un panorama unique sur le lac Léman et les Alpes en arrière-plan.
Perchée au cœur d’une vallée ondulante, elle se tient fièrement, entourée d’une herbe verte et courte, contrastant avec les mystérieuses forêts sombres qui l’entourent. Sur la droite, comme une barrière naturelle, une colline se dilue dans l’air chaud et s’efforce d’effilocher d’audacieux nuages. Revêtue de bois et de pierre, coiffée d’une armada de tuiles aux tons sombres, comme si elles avaient été disposées au hasard, elle règne sur un espace à peine domestiqué qui souhaite retourner à son état originel. La prairie partage son terrain avec des lignes de rochers tout juste sortis de terre, comme de gigantesques dents.
Parmi ses nombreuses pièces et recoins, la maison renferme une chambre bleu pâle, tapissée de lambris, qui semble figée dans l’apathie de cette journée où l’activité se résume à une sieste réparatrice et paresseuse. Un passage où tout s’arrête comme si la vie avait soudainement cessé de collaborer avec le monde. Cette chambre, qui s’endort dans l’absence de mouvement et l’atmosphère ondoyante, abrite une table ronde en bois foncé et des chaises silencieuses. Quelques livres anciens, tout drapés de cuir brun usé et de rubans marque-page rouges ou bleus à deux pointes, traînent leurs histoires fanées et fascinantes sur le sol. Un parquet habillé de planches blondes et inégales aux nuances diaprées donne une lumière tendre et des ombres douces.
À l’arrière de la table se dresse une porte-fenêtre entrouverte sur un jardin qui se découvre progressivement, par intermittence. Sur la terrasse qui le surplombe, des pots en terre cuite mal alignés abritent diverses plantes qui confèrent à l’esplanade une allure d’abandon raffiné. En face de cette ouverture, terré contre le mur, dans la pénombre, les pieds et les barreaux alanguis, un lit en vrac qui accueillit un champ de bataille pacifique, repose en paix. Un corps nu et pâle émerge d’un amas de draps crème. De longs cheveux roux vif en désordre cascadent sur un visage endormi en tourbillonnant jusqu’au sol, comme un feu de cheminée, lumineux dans le soleil fébrile. Quelques mèches rouges se soulèvent dans l’air, soudain en apesanteur, et retombent au rythme de la respiration lente et apaisée d’une femme comblée. Lou, mon amour, mon renard rouge, ma flamme, la femme que je tente d’aimer du mieux que je peux, sans savoir comment faire, repose. Son bras alangui s’extirpe d’une tempête de tissu et laisse flotter sa main menue, comme privée de vie, dont les fins doigts clairs aux longs ongles laqués en rouge carmin tentent d’effleurer le sol en y déposant une ombre opalescente, porteuse de tant d’espoir. Son bras blanc est parsemé d’une infinité de taches de rousseur, son corps en est couvert comme d’innocentes constellations sans nom et j’adore le contempler. Il semble sans énergie. Des gouttes de sueur imperceptibles glissent et roulent entre les taches rousses, révélant le bonheur de l’amour. Les traces visibles de sa volupté ne voyagent pas longtemps, elles s’évaporent dans l’air chaud avec élégance, sans rien dire, bien avant de chuter dans le vide.
Sur la porte-fenêtre, un rideau blanc et opaque, brodé de fleurs aux courbes luxurieuses, pendouille et se laisse emporter à l’extérieur par un vent léger qui, sitôt dehors, le relâche sans un bruit. Il retourne seul à l’intérieur de la chambre, triste dans son mouvement de repli, mais à nouveau libre. Une fois le rideau immobilisé, le vent revient pour une autre tentative, l’emporter une nouvelle fois hors de la pièce, mais il manque de force ; le rideau revient encore et toujours dans la chambre. Je soupçonne qu’un fantôme taquin, désireux de changer sa garde-robe, tente de voler le voilage.
Assis contre le mur, les genoux sur la poitrine et les bras autour de mes jambes, je contemple ce lent va-et-vient qui me berce, m’hypnotise et m’invite à une somnolence coupable contre laquelle je lutte sans grand succès. La tentative de larcin d’Éole, désespérée, mais pas inutile, me séduit. Naïvement, la déité des vents adopte la simplicité pour se jouer des objets légers. Sa prouesse prend alors un sens plus noble et plus mystérieux. Éole use de son talent pour s’emparer de nos propriétés futiles sans rien demander. Il nous les rend par devoir vidées de leur essence. Hélas, nous ne sommes pas toujours conscients des actes répréhensibles qu’il commet à notre insu.
Dans ma semi-conscience, je suis entraîné dans un mouvement de va-et-vient, comme dans une brume enchantée. Le tissu diaphane se déplace sans but apparent, mais soudain, de cette insignifiance émerge un bonheur pur et merveilleux qui m’envahit, éclate mon cœur et m’oblige à l’humilité. Des larmes naissent et se laissent couler sur mes joues, sans contrainte ni vergogne. Elles s’unissent à leur manière à ce bonheur intime et silencieux. Le temps n’est plus rythmé que par les mouvements du voilage qui, telle une horloge docile et bien réglée, égrène avec patience de lumineuses minutes.
© Francis Ray – Mars 2025
L’intruse
Je ne m’attendais pas à la voir, encore moins à la rencontrer, et pourtant, elle se tenait là, debout dans mon espace de travail. Depuis combien de temps attendait-elle ? Je l’ignorais. Comment avais-je pu me comporter tel un aveugle cette nuit-là ? Cette découverte me surprit davantage que sa présence même. Si je l’avais aperçue un soir de pleine lune, je l’aurais certainement repérée et éloignée.
Cette nuit aux relents de noirceur démoniaque, dans cette obscurité, que je ne souhaitais pas, mais qui, par la force des choses s’était imposée, sa présence, que je ne m’attendais pas à découvrir, frisait l’indécence et me laissait perplexe. Comment avait-elle pu profiter de mon inattention, de cette nuit peinte du plus profond des noirs pour entrer chez moi ? Une nuit « Pierre Soulages » comme il n’en existe que très rarement par chez nous. Elle s’est imposée sans même se présenter et occupe maintenant une place qui ne lui revient pas. Pourtant, année après année, elle a tenté d’entrer à de nombreuses reprises. Je dois aujourd’hui me rendre à l’évidence : je la connais et ses efforts méritent cette dignité.
« Eh bien, c’est enfin arrivé ! Maintenant, tu es là ! » m’écriai-je alors avec une pointe d’agacement dans la voix. Pas de réponse, je n’en attendais d’ailleurs pas. Égaré dans l’obscurité, j’ai repris mon travail, chercher l’inspiration, avec, je me permets de l’affirmer sans honte, une angoisse légitime teintée d’un plaisir non dissimulé. Sachez que, comme je l’ai mentionné, l’indécence me plaît énormément ! Ce n’est pas juste l’audace, c’est aussi tout ce qui fait trembler les âmes prudes, irrite les esprits rigides, et met à mal les trouble-fêtes et autres moralisateurs. Mais je m’éloigne du sujet. Sa présence, disais-je, frisait l’indécence et éveillait en moi une appréhension soudaine et curieuse que je n’avais reconnue qu’à travers mes mains moites qui déposaient des traces humides sur le cuir de mon écritoire. Cette transpiration m’inquiéta et me révéla une facette de ma personnalité que je ne connaissais pas encore. J’étais englué entre un sentiment d’interdit et une fascination émergente.
J’ai soudainement pris conscience que j’avais omis d’allumer. La lampe, qui habituellement éclaire mon bureau, permet à la pièce de s’extraire quelque peu de la nuit. Ce soir, elle demeurait sans vie. Qu’importe, nul besoin d’y voir clair pour réfléchir et intuitionner la présence de l’intruse.
D’ordinaire, ma lampe m’autorise une existence paisible lors de l’exercice difficile et dangereux de l’écriture. Glisser ma plume « Sergent-Major » sur du papier vélin peut paraître anodin et facile aux esprits modestes et aux amateurs, cependant, j’affirme le contraire. Oui, malgré notre ère dominée par la technologie et l’hyper connectivité avec le vide et l’inutile, j’écris encore à l’ancienne. Ne haussez ni les épaules ni les sourcils, je suis un vieil écrivain et je ne comprends rien à l’informatique. Il faudra quand même qu’on m’explique un jour pourquoi sur ce… comment ça s’appelle déjà ?… Ah, oui ! Ce clapier, heu… clavier, les lettres s’entremêlent dans un désordre inexplicable, dans un mélange savant, sans doute inutile. Comment voulez-vous que je puisse écrire correctement mes idées si je dois chercher les lettres une à une du bout du doigt dans ce fouillis pour former mes mots ?
Une tâche bien trop pénible qui prend du temps. J’écris donc à la plume, avec de l’encre de Chine noire comme cette nuit et, je l’avoue sans gêne, également avec du cognac ! Les pensées, encouragées par l’alcool, descendent bien plus facilement. J’aime le frottement de la plume sur le papier, comme si les mots grattaient à la porte de mon inspiration, avec une discrétion envoûtante et un désir d’entrer, mais en veillant à me causer le moins de dérangement possible. Les mots ne viennent pas d’eux-mêmes, il convient de les inviter. Une fois qu’ils se révèlent au bout de ma plume, ils grattent délicatement pour me signifier leur présence. Alors, je les convie à entrer, à pendre leurs vêtements et chapeaux sur le valet du vestibule et à s’installer discrètement sur le papier, à trouver leur place et à se sentir chez eux. Ce n’est pas le cas avec un clavier aux sons désagréables et mécaniques ! Plus de mots à l’éducation si délicate ! Plus de grattement à la porte ! Plus de poésie !
La lumière était éteinte, ai-je déclaré. Veuillez excuser les divagations d’un homme qui se perd dans ses principes. Je m’égare dans mon grand âge et dans mes idées, voyez-vous, alors je tergiverse, je digresse, je procrastine et je me disperse avec volupté. Après tout, c’est plutôt agréable une petite promenade dans un texte, non ?
Où en étais-je ? Ah oui ! Dans cette obscurité si dense, aucun rayon de vie n’est venu pourfendre l’épaisseur de la nuit. De ce fait, j’ai dû somnoler ou rêvasser, ou… m’enfuir un instant. Alors, elle en a profité pour s’introduire et envahir mon espace et la nuit l’a laissée jouer avec mes affaires et l’a même encouragée dans sa démarche. De jour, éveillé, je l’aurais vu, mais de nuit, c’est autre chose. De jour, je ne l’aurais pas autorisée à entrer, et encore moins à rester. La nuit, noire et indigne, lui a ouvert la porte, profitant de ma confiance, de ma gentillesse et de mon absence éphémère. La nuit perfide a profité de ma vulnérabilité. Oh, pas de ma faiblesse physique, non, mais plutôt de ma faiblesse d’homme, ma faiblesse d’homme accueillant et charmant. La présence de cette intruse s’éparpille partout, reflétant le manque d’éducation propre aux classes laborieuses ou aux gens simples à l’esprit limité. Elle s’infiltre dans les moindres recoins, les plus petits espaces, les plus étroites fissures. Même la nuit, censée symboliser une certaine pureté, a du mal à résister, elle éprouve un sentiment de culpabilité : elle a ouvert la porte.
Je ne détiens aucun pouvoir pour changer ce que la nuit a eu l’outrecuidance de tolérer.
Mais ce qui est encore pire, et qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’elle n’est pas venue seule. Elle n’aurait pas osé m’affronter sans soutien ; alors, quelques chagrins, anciens et racornis, mais encore actifs, l’ont accompagnée. Ce sont ses fidèles amis, des alliés ou des lieutenants, en quelque sorte. Je crois que c’est leur présence, inattendue, même si elle ne me surprend pas, qui m’a le plus affecté, parce que, voyez-vous, jusqu’à présent, j’étais parvenu à les tenir à distance. Oh, ils ne sont jamais loin. Des créatures voraces, se faisant passer pour des vautours dépenaillés, tournent autour de moi, guettant l’opportunité de s’introduire dans ma maison. Heureusement, grâce à mon expérience, j’ai réussi à les repousser, jusqu’à ce soir.
Jadis, je n’avais ni la force de les congédier ni le pouvoir de les combattre, alors ils me dominaient, me dévoraient le cœur, ils écrivaient sur mon âme des désirs morbides, des envies d’au-delà, quand l’urgence de nuire les cernaient. Puis, le matin venu, ils m’abandonnaient, vide et sans force. Avec le passage des années, j’ai appris à les défier, à les provoquer en duels homériques et sanglants, jusqu’à ce qu’enfin, je parvienne à les tenir à distance de mon cœur. Ont-ils profité de sa présence à elle pour s’introduire chez moi sans qu’elle s’en aperçoive ? Je l’ignore et en doute. Je crois qu’elle possède le talent inné de me trahir, elle l’a déjà fait tant de fois. Elle les a invités, c’est évident.
Depuis que j’ai remarqué sa présence dans l’obscurité de mon bureau, je n’ai pas eu le courage de l’affronter en allumant. Ma lampe, qui jadis était capable de repousser les ombres et de rivaliser avec un soleil mesquin, souffre maintenant d’une maladie de « lux ». Elle éclaire de moins en moins, tout comme moi. J’ai souffert d’un moment d’égarement, d’un instant de distraction qui, je le savais depuis toujours, me serait fatal. La nuit a tout recouvert ; en décembre, elle arrive au grand galop dès que le jour montre un instant de faiblesse, je l’avais hélas oublié. Elle a laissé la porte grande ouverte. Alors, grâce à son amie la nuit, elle est entrée, comme seule l’ose une étrangère sans vergogne.
Permettez-moi, je vous prie, de vous présenter l’Absence, la compagne qui me suit depuis si longtemps. L’Absence – avec ce A majuscule que je lui offre comme on accorde un privilège, voire une décoration, à une vieille amie – qui me poursuit depuis mon plus tendre âge d’adulte. Je ne suis bâti que d’absence et de vides. C’est pourquoi j’écris, pour combler tous ces creux, pour mettre du plein, de la consistance, de la substance et de la vie. L’absence d’amour de la part de ma mère, qui me frappait souvent, et l’indifférence léthargique de mon père, plongé dans une mythomanie démesurée, m’ont laissé seul dans mon enfance. L’absence de grands-parents aimants, tous de beaux cadavres bien avant que je sois enfant. L’absence de frères et sœurs complices et identiques, restés à l’état de projets avortés. L’absence d’amis fidèles, l’absence d’amours fous, mais surtout d’amours immortels, l’absence de joie et de vitalité. Soudainement, une absence majeure s’est imposée, éclipsant toutes les autres et les reléguant au rang d’absences insignifiantes, des absences de seconde zone. Il s’agit de l’Absence de mon grand amour, que j’avais jusque-là réussi à éloigner de moi, comme mes chagrins les plus profonds, pour assurer ma survie.
Un jour, je tombai amoureux au point d’en oublier de respirer. J’ai aimé comme on meurt, d’un seul coup, à cœur perdu, avec ce lâcher-prise digne des plus beaux et des plus sages moribonds.
Elle s’appelait Isabelle, si belle, si captivante, si sensuelle, si fine, avec ses longs cheveux blonds qui flottaient autour d’elle. Elle est entrée dans ma vie par hasard, puis en est ressortie par nécessité, mais, pendant cette courte période, elle a profondément entaillé et dévasté mon âme. Pendant cinq longues années, un bonheur insolent, audacieux et précaire a illuminé nos vies. Pendant ces cinq années interdites, j’ai vécu dans son corps. Elle me réclamait le jour et la nuit et moi je venais et j’honorais la moindre parcelle de sa peau. Nous avons exprimé notre amour dans ce qu’il y a de plus beau ; comment aurions-nous pu continuer dans cette voie sans nous gâcher, sans nous abîmer, sans nous détruire, avec l’élégance et le désespoir des causes perdues ? Sans que le doute et la monotonie ne ternissent et n’usent les émotions, morceau après morceau, pour nous les redonner froissées et sales, assurément corrompues. Après une telle escalade, aurions-nous pu rester en haut sans jamais redescendre ? Aucun autre choix ne se présenta.
J’aimerais rectifier une erreur : le paradis n’abrite pas sept ciels, ils sont bien plus nombreux, les compter demanderait une vie entière.
Alors, un jour, elle est partie de son côté, et moi, je l’ai regardée s’éloigner avec tant de larmes dans les yeux qu’elle s’évanouît dans le flou de mon chagrin et dans l’épaisseur du décor pour ne jamais revenir.
J’étais d’accord…
Depuis, son absence m’accompagne, à bonne distance, se glissant insidieusement dans mon existence morose, tentant vainement de me montrer ce qui m’a été enlevé. Je suis devenu familier avec l’ombre des remords, les fixant sur le papier grâce à l’écriture. Et, quand celle-ci chante sur les feuilles, je me sens un peu moins malheureux.
Ce soir, j’ai connu un instant de faiblesse. C’est normal : je suis désormais moins vigilant, et surtout, je commence à m’en foutre. Je crois que ces moments stressants et dangereux vont se produire de plus en plus fréquemment et finiront par m’écraser.
L’Absence, que j’avais réussi à éloigner de mes pensées pendant un instant, a profité de ce moment d’égarement pour me faire comprendre combien il est crucial que je ne l’oublie jamais. Comment pourrais-je l’ignorer ?
Comme je l’ai déjà dit, je ne suis construit qu’avec des absences et surtout cette absence-là. J’aurais voulu accéder à l’oubli, mais seule la mort peut réaliser mon souhait.
Alors :
Qu’elle vienne, avec l’Absence, et qu’elles me prennent en catimini et en silence, dans la pénombre glauque de ce soir d’hiver.
Qu’elles surgissent entre mes lignes et s’emparent de ma plume et qu’elles la plantent une dernière fois, avec un mouvement de colère et d’un geste définitif, dans ce putain de papier vélin, ce papier maudit !
Qu’elles réussissent cet exploit ; elles auront gagné, et moi, j’aurais atteint ce merveilleux moment où l’Absence, elle aussi enfin vaincue, ne parviendra plus à transporter tous mes chagrins. Elle sera clouée au sol par leur poids, elle moisira dans sa mort à elle.
À ce moment-là, mes mots auront perdu leur voix, je serai libre…
© Francis Ray – Décembre 2024
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© Francis Ray – Décembre 2024
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un
soleil
dénué
de sentiments
meurt
comme un héros
trois
oiseaux
en
quête de nid
écorchent
l’air vibrant
encore
bleuté
pas
un souffle
dans
une atmosphère
sans
cesse immobile
lourde
de cris atténués
bagarres
crépusculaires
pour
une branche nocturne
un
chant dans les collines
une
chauve-souris hésitante
en
mal d’échos
et
ce sang frais
sur
l’horizon
à
peine une blessure
tout
juste un adieu
Extrait du recueil Atmosphère
_______________________
les
os craquent
comme
d’invisibles portes
retombent
en poussière blanche
l’ébauche
d’une galaxie
l’offrande
romanesque
pour
une étoile rougie
en
dernier
une
croix sur une pierre
l’esprit
entrouvre
d’autres
invisibles portes
quelques
sphères laiteuses
un
panthéon de fantasmes
un
morceau de folie inachevée
et
l’esquisse d’une sagesse fragile
en
dernier
deux
dates sur une pierre
Extrait du recueil Atmosphère
_______________________
des
jours languissants
comme
de vieilles maîtresses
épurent
les peurs fossiles
un
soleil en bourrasques
calcine
les chairs et les os
que
le vent gaspille
en
d’intenses clameurs
restent
les mots
perdus
dans l’innocence
de
quelques cris
survivent
des traits
gribouillés
dans l’urgence
et
la surface des papiers
comme
l’exil des regrets
Extrait du recueil Atmosphère
_______________________
© Francis Ray – Décembre 2024
j'ai vu des trains de nuit
errer dans le désert
pleins d'hommes
aux valises percées
j'ai croisé des montagnes
bien plus grandes que moi
tout en haut
elles m'ont fait parler
octobre
cette année-là
fût éternel
je rêve de bateaux
de voyages sans retour
d'une mer qui bouffe les îles
je rêve de naufrages
Extrait du recueil Octobre
_______________________
rassemblant ses dernières forces
il sauta de l'autre
côté
et la terre sous ses
doigts
qui s'effrite
puis la descente
tragique
les idées qui
s'enfuient
ses peintures perdues
rassemblant ses
dernières forces
il remonta de l'autre
côté
pour une rencontre
timide
depuis il est revenu
un vertige dans le
regard
son monde n'est pas
solide
il s'effrite
Extrait du recueil Octobre
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le souvenir d'un miroir
pousse des reflets
fanés
j'voudrais bien ne plus
penser
fermer tous ces tiroirs
enfin
ceux qui crient
j'voudrais bien encore
essayer
l'image prospère d'une
envie
les femmes dans mes
dortoirs
en amples habits noirs
réclament souvent la
nuit
j'voudrais bien encore pleurer
Extrait du recueil Octobre
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© Francis Ray – Novembre 2024
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